Cette semaine, j’inaugure une nouvelle rubrique : “sport & solidarité”. Cette rubrique aura pour objectif de mettre en lumière des acteurs du sport qui se distinguent par leur engagement social et solidaire. La première interview est celle de Sylvie Abulius, joueuse de football, éducatrice et dirigeante, mais aussi une femme engagée pour des causes justes et plus que jamais d’actualité. C’est une interview-vérité qui laisse transparaitre les descriminations subies par les minorités LGBT dans le milieu du foot, mais surtout leur détermination à faire bouger les choses.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis Sylvie Abulius. Je vis à Marseille. J’ai toujours gravité dans le monde du football. C’est ma passion depuis toujours, je ne me l’explique pas ! J’ai joué pendant une dizaine d’années dans le club historique du CA Paris 14, pionnier dans le football féminin parisien intra-muros, puis j’y suis devenue éducatrice et dirigeante. Actuellement, je suis coprésidente d’une association LGBT+ sportive de Marseille : MUST (Marseille United Sport pour Toustes) et suis responsable de sa section football. Mes actions au sein de MUST m’ont permis d’intégrer le CLEVED, un comité de réflexion au sein de la FFF sur les violences (notamment les VSS : violences sexistes et sexuelles) et les discriminations dans le football. Notre mission est d’aborder frontalement les maux dont souffre la FFF comme l’homophobie. Étant petite, lorsque je jouais au foot, je me faisais harceler et insulter par les garçons parce que j’étais une fille (et que souvent, je leur mettais la raclée !). L’envie de réparer les choses et de rendre la pratique de ce sport plus juste ne m’ont jamais quittée depuis. Le football étant le miroir de notre société — de ses inégalités et de ses fractures — il peut représenter à la fois le meilleur comme le pire. J’essaie à travers mes engagements de faire en sorte que le football soit un vecteur de rassemblement et de rencontres, mais aussi un moyen d’épanouissement individuel fort.
Quelle est, selon toi, la situation concernant les personnes LGBT dans le monde du football en France ?
Ces deux notions me paraissent incompatibles tellement il y a une culture homophobe dans le football. Pour moi, c'est évident que le football, depuis la cour de récréation jusqu’aux grands stades de Ligue 1, est imprégné d'homophobie et de violence. La preuve est que le nombre de joueurs et de joueuses qui ont fait leur coming-out est quasi anecdotique. Je pense à Ouissem Belgacem et Josh Cavallo dans le football masculin. Dans le football féminin, je pense à l’équipe des USA (4 fois championnes du monde et 5 fois médaillées d’or aux JO) qui est une équipe de femmes fortes et engagées, poussée par une génération (Abby Wambach, Megan Rapinoe) qui a gagné sur le terrain, mais aussi en dehors (le combat pour l’égalité salariale “Equal Pay” remportée en 2022 devant une cour de justice). Beaucoup d’entre elles sont des femmes lesbiennes assumées. En France, à l’inverse, que ce soit chez les masculins ou les féminines, il y a une vraie omerta sur ce sujet. Seule Pauline Peyraud-Magnin, joueuse internationale en activité, a fait son coming-out. Si peu de joueurs ou joueuses franchissent ce cap, c’est parce que le monde du football est imprégné d’une culture viriliste et homophobe. Il y a un lien évident pour moi entre le vocabulaire et les insultes que l’on entend sur les terrains de football à tout niveau : quand quelqu’un joue mal, on va le traiter de “tafiole” ou de “pédé”. L’utilisation de l’homosexualité comme insultes sous-entend implicitement qu’être homosexuel est quelque chose de négatif et honteux, et qu’il faut être hétérosexuel — autrement dit un “vrai homme” — pour réussir dans le football. Le problème est que ces insultes sont devenues tellement banales, qu’elles sont considérées comme “traditionnelles” ou “folkloriques”. Et lorsque l’on interdit aux supporters de chanter ces chansons folkloriques, ils ont l’impression qu’on les prive d’une partie de leur culture. Pourtant, l’impact sur les personnes LGBT+ est immense et il faut que les gens s’en rendent compte : selon une étude de l'association Le Refuge, les jeunes LGBT ont 2 à 7 fois plus de risques de faire une tentative de suicide que les jeunes hétérosexuels, et environ 30% des jeunes LGBT ont fait au moins une tentative de suicide avant leurs 25 ans. Et toutes ces insultes quasi quotidiennes que l’on peut entendre à l’école ou sur des terrains de football poussent à ce que les jeunes LGBT+ s’écartent définitivement du football comme ça a été le cas de Ouissem Belgacem que je citais plus haut et qui a arrêté sa carrière de footballeur, car celle-ci lui paraissait incompatible avec son homosexualité. C’est ce qu’on appelle le continuum des violences qui correspond à un système de violences qui s'interconnectent et s'alimentent mutuellement, formant un cycle continu. Cela inclut les violences physiques, verbales, psychologiques, symboliques, etc. Chaque forme de violence, même "mineure", peut contribuer à légitimer et faire perdurer d'autres formes de violences plus graves. Quand on crie “arbitre enculé” par exemple, on participe à ce continuum de violence qui va de la simple insulte au suicide de jeunes LGBT+.
"Au sein de l'association MUST, nous croyons qu’un autre football est possible"
L’homophobie est-elle plus présente dans le football que dans d’autres sports ?
Je ne saurai catégoriser les sports plus ou moins homophobes. Le continuum des violences dont je parlais plus haut concerne la société dans sa globalité et d’une façon plus ou moins prégnante en fonction des sous-cultures (sports, activités culturelles, milieux professionnels, etc.). Je vais raconter une anecdote à ce propos : lors du classico OM-PSG, au Vélodrome, le 27 octobre dernier, la fondation Treizième Homme (avec qui nous travaillons à MUST) nous a proposé de tenir un stand de sensibilisation aux LGBTphobies aux abords du Vélodrome avant le match. Il faut dire que cette action constituait une petite révolution. Des milliers de supporters ont pu voir un drapeau LGBT+ flotter devant le Vélodrome et des supporters ont pu parler de ce sujet pour la première fois. J’ai été agréablement surprise de l’envie d’échanger des supporters avec nous. Les réactions ont été assez diverses : certains ont totalement assumé qu’il y avait une part d’homophobie tandis que d’autres nous ont soutenus dans notre combat. Mais l’immense majorité des supporters niait la nature homophobe des chants et défendait la “culture du football” et leur aspect “folklorique” (pour rappel, on parle de chants comme "Il faut tuer ces pédés de Parisiens", "Paris, Paris, on t’encule", etc.). Ce qui ressortait surtout chez ces supporters était la peur qu’on leur enlève le fameux chant “Paris, Paris, on t’encule” (signe de fierté marseillaise face à l’ennemi de la capitale), et nombre d’entre eux essayaient d’argumenter pour nous expliquer que ce chant n’est pas homophobe. Mais pour moi, avant d’être homophobe, ce chant relève d’abord de la culture du viol, et particulièrement du viol punitif, puisqu’il induit un rapport humiliant non consenti. Or les supporters baignent tellement dans ce continuum des violences, ils ne se rendent même plus compte de la violence et de l’impact de ce chant.
Peux-tu nous en dire davantage au sujet de l’association MUST et de ses missions ?
Au sein de MUST, nous croyons qu’un autre football est possible. Un football inclusif qui casse les barrières et qui remet en cause la norme dominante tournée autour de la performance, de la domination et du culte de la figure masculine. Ainsi, des personnes transgenres, des personnes non-binaires, des hommes et femmes cisgenres ou des personnes qui ne se retrouvent pas dans le football traditionnel jouent toutes les semaines ensemble dans la bienveillance. Le message est que, quel que soit notre niveau ou notre identité de genre, nous pouvons nous épanouir grâce au football. Beaucoup de membres de MUST, et notamment des filles, ont commencé à jouer au football pour la première fois avec nous. Elles pensaient ce sport inaccessible et ne soupçonnaient même pas qu’elles pourraient apprécier y jouer. Cela montre à quel point le football traditionnel est excluant envers les minorités. À Marseille, la section féminine de MUST participe pour la première fois à un championnat “féminin et inclusif” (inclusif parce que des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la catégorie féminine y participent également). Ce championnat réunit des équipes de quartiers populaires de Marseille, des équipes de copines, ou des équipes queers et transféministes comme le Drama Queer Football Club. Ce championnat hétéroclite montre qu’un autre football est possible, un football qui rassemble plutôt que de diviser. Partout en France, d’autres équipes militantes ou transféministes se créent et remettent en cause les valeurs négatives du football traditionnel hégémonique. Nous organisons également régulièrement des tournois dont l’objectif est de promouvoir ce football solidaire et inclusif. En mars dernier, l’OM Campus (complexe des féminines de l’OM et centre de formation des jeunes) nous a ouvert ses portes pour un tournoi inclusif sur le même weekend qu’une journée de lutte contre l’homophobie et le racisme organisé en Ligue 1.
Comment la FFF lutte-t-elle contre les violences et discriminations dans le football ?
Pratiquer le football en toute sécurité est l’un des engagements forts de la FFF. Pourtant, elle s’est emparée trop timidement de ces sujets jusqu'à maintenant. C’est pourquoi une direction de l’engagement a été créée il y a un an. Au sein de cette direction, plusieurs comités ont été nommés, dont le comité CLEVED, présidé par Jean-Bernard Marie Moles, et dont je fais partie. Le CLEVED a pour but d'œuvrer sur trois champs d’action : la lutte contre les violences et les incivilités qui gangrènent le football, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la lutte contre les discriminations. L’objectif est d’aborder frontalement ces problèmes et changer la mentalité des clubs et de ses adhérents sur tous ces sujets. Parmi les actions auxquelles nous réfléchissons, il y a l’organisation d’un “Mois des Fiertés” de la FFF ou encore une réglementation pour les personnes transgenres et intersexes.
Quelles sont les mesures à prendre afin de faire disparaitre ces violences et discriminations ?
Récemment, j’ai participé à une formation FFF sur la pratique du football féminin. Plusieurs choses m’ont marquée lors de cette journée et m’ont questionnée sur la façon dont nous pouvons combattre les discriminations. D’une part, aucune mention de risques liés aux VSS (violences sexistes et sexuelles) ou à la pédocriminalité n’a été faite. La FFF est une grande fédération et de nombreuses familles confient leurs enfants à des éducateurs toutes les semaines. Comment ne pas aborder ce sujet quand on sait que 15% des femmes et 6% des hommes ont subi des violences sexuelles pendant l’enfance (UNICEF). D’autre part, la formation que j’ai suivie a eu une approche très essentialiste de la femme : à plusieurs reprises les formateurs nous expliquaient que « les joueuses sont comme ci, comme ça » (manque de confiance, besoin d’avoir un cadre sécurisant, etc.). Mais à aucun moment, on ne mentionne le sexisme dont elles sont victimes depuis toute petite. Parler des spécificités des joueuses femmes ou filles sans parler de tout le système sexiste et des discriminations, moqueries, injonctions, pressions qu’elles subissent revient à les essentialiser. Du coup, on pense que, naturellement, elles manquent de confiance en elles, elles sont plus douces, etc.
Selon moi, on ne peut pas aborder la question des violences et discriminations sans avoir une vision systémique. D’où viennent ces violences ? Pourquoi ? Il ne faut pas avoir peur de nommer les choses : racisme, homophobie, sexisme. Ça existe partout et il faut s’emparer de ces notions à bras-le-corps pour mieux les combattre. Personne (ou très peu de monde) ne se dit foncièrement homophobe, sexiste, grossophobe ou raciste. Par contre, on peut vivre dans un système complètement homophobe, sexiste ou raciste sans s’en rendre compte. C’est pour ça qu’il faut aborder ces barrières culturelles d’une façon décomplexée. Et pour revenir aux chants homophobes dans les stades de football, le “Paris, Paris, on t’encule” est, pour moi, l’arbre qui cache la forêt. La forêt du système et de la culture homophobe. Enlever ce chant ou sanctionner une équipe parce qu’elle l’a chantée sans faire de sensibilisation sur la culture homophobe dans le football ne sert à rien. Tout le monde sera frustré à la fin. Sans pédagogie, il n’y a pas de solution possible.
Pourrais-tu citer une structure professionnelle dans le monde du football français qui est pour toi un exemple d’engagement en faveur du mouvement LGBT ?
Honnêtement, je n’en ai pas en tête et peut-être que je n’en ai pas connaissance. En tout cas, pas dans le football français. Je pense à la Bundesliga où l’on voit des drapeaux LGBT+ flotter dans les stades (et notamment dans le stade du club de Sankt Pauli). Je pense aussi à la ligue de football féminin professionnelle aux États-Unis, la NWSL, où il y a des groupes de supporters ultra LGBT+, ou encore la Premier League en Angleterre qui met le paquet pour le mois des fiertés et endosse cette cause d’une façon très sérieuse et professionnelle. À ma connaissance, en Premier League, il n’y a pas de club ou de joueur récalcitrant, contrairement à la France (pour rappel plusieurs joueurs ont refusé de porter le maillot floqué arc-en-ciel) , le mouvement est complètement assumé et respecté par tous les acteurs (clubs, supporters, stades, joueurs, chaînes de télévision, etc.). En France, cette opération n'a pas fonctionné selon moi, car elle a fait reposer toute l’opération sur les joueurs, et non sur les clubs, la fédération, les diffuseurs ou encore les sponsors. Bref, de l’ensemble des acteurs de la Ligue 1. Au final, on a davantage parlé des joueurs récalcitrants que de l’objectif de l’opération en soi. Cela montre qu'il ne faut pas juste faire de cette opération un coup de communication, mais impliquer tous les acteurs du football.
En France, il y a un mouvement qui vient du football amateur dont je parlais plus tôt. Ce mouvement s’est beaucoup développé depuis la coupe du monde organisée au Qatar en 2022. Il y a eu une vraie cassure pour les amoureux et amoureuses du football à cause du désastre écologique et humain qu’a représenté cette coupe du monde. Je pense aussi au club historique parisien le Paris Arc-En-Ciel qui lutte de longue date contre l’homophobie dans le football et organise tous les ans le tournoi international de Paris qui met à l’honneur la communauté LGBT+. Et enfin, je pense à la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail), fédération du sport populaire à laquelle MUST est affiliée, qui tient un engagement réel et authentique envers la communauté LGBT+.
Si on interdit les chants homophobes, par quoi les remplacer ?
C’est une des questions que j’aurais aimées que les supporters me posent lors de notre opération de sensibilisation au Vélodrome par les supporters. Pour l’instant, disons qu’ils ne sont pas prêts à lâcher les chants homophobes. Je pense qu’il faut s’inspirer d’autres cultures footballistiques : je pense au “You Will Never Walk Alone”, ce chant mythique des supporters de Liverpool. Cette chanson fait vibrer des milliers de supporters dans le stade, mais aussi à la télévision et à la radio. C’est un formidable chant de ralliement. Pourtant, il n’y a pas une once de violence dans ce chant : il s’agit de camaraderie, de soutien indéfectible, de solidarité et de résilience. C’est ça aussi le football et je suis convaincue qu’on peut créer un nouveau folklore puissant autour de valeurs positives qui unissent et non qui divisent.
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Simon Leon, copywriter, rédacteur et community manager
Crédits photo : Association MUST - Franck Pourcel